Le parcours vu par Thomas Ruyant

1.      Le golfe de Gascogne
Les sept premières éditions l’ont démontré, le golfe de Gascogne est un des nombreux « juges de paix » du Vendée Globe. Ce n’est pas là qu’on gagne la course, certes, mais c’est déjà (ou finalement) là qu’on peut la perdre. Et ce n’est pas parce que c’est le terrain de jeu habituel de la plupart des marins qu’ils ne s’en méfient pas. Au contraire. On ne compte plus les monocoques qui ont payé un lourd tribut au golfe, mâts, quilles, bouts-dehors et autres safrans — liste non exhaustive — en faisant régulièrement les frais. C’est qu’on est au milieu de l’automne à l’aller... et au mitan de l’hiver au retour. Quand les dépressions s’en donnent à cœur joie.
« C’est un coin que je connais bien. Ça peut être un endroit piégeux. Sur notre route au tout début et à la toute fin. Ce n’est pas forcément l’endroit le plus simple à négocier. C’est un peu la particularité de ce parcours-là, c’est qu’on ne sait pas encore trop à quelle sauce on va être mangés. Ce n’est pas très long à traverser, non plus, mais on sait que c’est une zone où il va falloir faire attention.
Dans le premier cas, en tout début de course, on ne sera pas encore dans le rythme, il faudra s’y mettre ! Et au retour... L’arrivée du dernier Vendée Globe, c’était un peu chaud... On sait que ça peut mal se passer.
Ce n’est pas forcément dans le Grand Sud qu’on peut avoir la mer la plus pourrie, ça peut aussi être dans le golfe. J’ai un souvenir particulier en Mini 6.50, lors de la Transgascogne 2007. Trois ou quatre bateaux s’étaient mis sur le toit... On marchait à 8 nœuds, 9 nœuds, en Mini, c’est déjà rapide, et puis tu as la lame qui arrive, qui déferle, tu pousses la barre en grand pour te mettre face à la “mousse”, et en fait, le bateau ne monte pas à la vague ! Tu pars en marche arrière, sous l’eau... Ça ne s’oublie pas ! »
Mais pourquoi le golfe est-il si terrible ? Situé à l’est d’une ligne qui va de la pointe bretonne au cap Finisterre en Espagne, il se caractérise par un plateau continental d’une faible profondeur (moins de 200 mètres), alors que la plaine abyssale qui précède est à plus de 500 mètres. Pour faire simple, la remontée des fonds est si soudaine et si brutale qu’en surface, elle génère souvent de fort méchantes vagues, surtout quand le vent s’en mêle. Une mer « casse-bateaux ».
2.      Le pot au noir
Le pot au noir est une zone de vents variables, en force comme en direction, située à la rencontre des systèmes d’alizés des deux hémisphères, en moyenne entre 5° et 3° Nord. Il est parfois très étendu, plus ou moins actif... mais toujours particulier à franchir. Véritable bête noire du navigateur solitaire, c'est une zone de navigation souvent pénible où les vents varient très rapidement, avec des précipitations parfois violentes. Les conditions météo peuvent passer sans transition de la pétole à des grains brutaux ! Les météorologues, eux, parlent de ZCIT : zone de convergence intertropicale.
Wikipedia nous explique : « La zone intertropicale était un grave sujet de préoccupation pour les marins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sous ces latitudes, les navires à voiles (surtout les plus lents d’entre eux) pouvaient rester encalminés plusieurs jours, voire plusieurs semaines, dans un climat malsain, avec des alternances de pluies diluviennes, de grains d’orage, de risées folles et de calme plat. Aux tourments physiques s’ajoutait un effet démoralisant d’impuissance face aux éléments. »
Les choses ont-elles beaucoup changé aujourd’hui ?
« Après le golfe de Gascogne, il y a toute une partie délicate à négocier avec les alizés portugais, les îles Canaries..., avant d’arriver dans le pot au noir. Je l’ai déjà franchi trois fois, et... et ce n’est jamais pareil ! Parfois ça passe comme une lettre à la poste, tu ne t’en aperçois presque pas ; et à l’inverse, ça peut être l’enfer. C’est ce qui s’est passé en 2009 (victoire dans la Mini-Transat), je commençais à avoir un peu d’avance, et là, tout le monde est revenu.
C’est le no man’s land météo, c’est là où tout se crée, tout se rencontre, c’est très impressionnant. Sur la dernière Transat Jacques Vabre, avec Adrien Hardy, on y a aussi perdu une grosse partie de notre avance. Souvent ça se joue à quelques milles près, tu n’as pas du tout la même chose. Alors tu vises un point moyen, que tout le monde connaît (la moins mauvaise façon de l’aborder se situerait entre 26° et 29° ouest), et puis après...
On n’a pas des bateaux qui vont suffisamment vite pour jouer franchement avec les nuages. Ce n’est pas un endroit facile, parce que les prévisions sont fausses, on ne peut pas compter dessus. À la limite, on sait juste s’il est actif ou pas. C’est à la fois magique et compliqué, surtout pour que ça se passe bien pour toi.
J’ai quand même prévu de prendre le temps de faire de belles photos, ramener quelques instants de ces passages-là, des photos, des petits films, pour partager tout ça. C’est vrai que j’ai des souvenirs de ciels particuliers, des trucs étonnants. Ça ne ressemble à rien d’autre que l’on connaît, ce ne sont pas des ciels de traîne, ce n’est pas comme dans un front, là c’est n’importe quoi, ça part dans tous les sens... »
3.      Le passage de l’équateur
Le record tenait depuis 2004. Jean Le Cam avait alors parcouru la distance Les Sables-d’Olonne - équateur en dix jours onze heures et vingt-huit minutes. Alex Thomson aura fait mieux, pour une journée ! Impressionnant.
Le passage de cette ligne fictive, qui marque le basculement des bateaux dans l’hémisphère sud, a toujours été symbolique. Et les navigateurs d’aujourd’hui perpétuent, même en solitaire, les traditions ancestrales venues de la « marine en bois ».
C’est qu’il faut rendre hommage à Neptune et Poséidon, dieux des mers et des tempêtes chez les Romains et les Grecs, ainsi qu’à Éole, le maître des vents cher à Homère. Les cérémonies du passage de la « ligne », par le passé, ne manquaient pas de sel. Elles se réduisent de nos jours à leur plus simple expression quand on est seul, et... en course. Logiquement, tous les skippers — même les moins superstitieux — devraient déboucher une « bonne » bouteille — ça va de la fillette de champagne remise au moment du départ par les organisateurs à « une bière pas fraîche » pour Thomas Ruyant.
« Marquer le coup ? On verra. J’ai une bonne bouteille de bière avec moi, qui n’est pas fraîche, mais bon... La tradition, ça va être ça, boire un petit coup au passage de l’équateur, et puis voilà. Sur la Transat Jacques Vabre, Adrien [Hardy] était à la barre, moi j’étais en train de dormir, et en fait, on a passé l’équateur comme ça, on s’en est rendu compte une heure après. C’est un endroit marrant, c’est tout... »
Il n’empêche, les photos et les vidéos des concurrents perpétuant les us et coutumes des anciens devraient fleurir sur le site officiel de la course dans les prochains jours...
4.      L’anticyclone de Sainte-Hélène
Celui des Açores, qui la plupart du temps régit notre météo européenne, est connu comme le loup blanc. Pour ce qui est de Sainte-Hélène, en revanche, le nom parle plus aux férus d’histoire et aux aficionados du Petit Caporal – oh pardon, de l’Empereur ! Pourtant, l’anticyclone de Sainte-Hélène règne en maître dans l’Atlantique Sud, et les coureurs du Vendée Globe le savent bien. Et doivent composer avec.
Reverra-t-on un jour le « coup » fabuleux qu’avait réalisé Isabelle Autissier (Écureuil Poitou-Charentes) lors d’Around Alone (ex-BOC Challenge, tour du monde en solitaire avec escales) en 1994-1995 ? Un choix météo audacieux lui avait fait « couper le fromage » et tirer tout droit vers Cape Town lors de la première étape. Christophe Auguin arrivait troisième, six jours plus tard (!!!), et ne devait finalement l’emporter par la suite qu’à la faveur d’un démâtage, puis d’un chavirage, de l’ingénieure rochelaise.
« L’anticyclone de Sainte-Hélène, je connais plus ou moins, puisque lors de mes précédentes transats, vers l’Amérique du Sud, j’ai dû composer avec. Même si c’était très ouest, comme destination, par rapport à ce qu’on va faire sur le Vendée Globe. Il y a peu de probabilités que l’on s’approche aussi près du Brésil, on va essayer de serrer un peu plus la corde. Après, il est vrai que c’est un endroit stratégique, et pour moi, c’est surtout là que les premiers “coups” vont se faire. Ça peut être tentant de couper un peu le fromage plutôt que de contourner Sainte-Hélène, mais ça peut aussi être tentant d’aller chercher au plus vite les premières dépressions. Pour moi, c’est un endroit où il peut commencer à se passer des choses. Il y a des stratégies à mettre en place sur ce tour du monde, et là, c’est la dernière étape avant le Grand Sud, et c’est quand même déterminant. Faut pas rater le train. La porte d’entrée est importante. »
Note. L’entretien a été réalisé avant le départ, et ne tenait donc pas compte des circonstances de course, de la position des bateaux, ou du classement.
5.      Le cap de Bonne-Espérance 
Enfin ! La première « vraie » marque de parcours — si l’on excepte l’île Gough qu’il fallait laisser à tribord, chiure de mouche sur la carte, dont quasiment personne n’avait jamais entendu parler auparavant. Bonne-Espérance, ça vous a quand même une autre gueule, comme « bouée bâbord » ! Découvert (officiellement) en janvier 1488 par Bartolomeu Dias, qui le nomma « cap des Tempêtes », il fut rebaptisé cap de Bonne-Espérance par le roi du Portugal Jean II.
Pour autant, malgré sa position symbolique au sud du continent africain, il faut attendre un peu avant de quitter l’Atlantique pour pénétrer dans le perfide Indien, quelque 150 km à l’est, à la longitude du cap des Aiguilles, qui marque la vraie frontière entre les deux océans. À partir de là, les bizuths du Vendée Globe se lancent dans l’inconnu. Et les quarantièmes rugissants ne sont pas loin...
« Bonne-Espérance ? C’est traditionnellement la porte d’entrée du Grand Sud, encore que selon moi, la porte d’entrée se situera un peu avant quand même. On pourrait être amenés à glisser très sud dans l’Atlantique, en fonction de la position de l’anticyclone de Sainte-Hélène... Mais oui, en tout cas, schématiquement, c’est un premier symbole, c’est le point d’entrée dans l’Indien.
On quitte l’Atlantique, donc des mers qu’on connaît, pour entrer dans un autre monde, inconnu — du moins pour moi —, et attaquer deux nouveaux océans. Mais Bonne-Espérance, dans ma tête, ce n’est pas... comment dire... C’est moins un endroit mythique qu’un cap Leeuwin [au sud-ouest de l’Australie] ou qu’un cap Horn, où là on aura déjà fait du chemin ! Au Leeuwin, on aura deux océans dans les pattes, au Horn on en aura trois... Mais bon, c’est la porte d’entrée, je le répète, vers un gros morceau du Vendée Globe. On a eu quelques briefings là-dessus, il y a des zones qui ne sont quand même pas simples, ce serait-ce que pour savoir qui s’occupe de quoi en termes de secours ! On est si éloigné de tout... »
Pour se préparer à cette situation d’un nouveau genre, comme souvent, il faut savoir anticiper. La météo, notamment.
« J’ai suivi des stages avec Jean-Yves Bernot [surnommé “le Sorcier”] et Christian Dumard [ex-tacticien du défi français de la Coupe de l’America 1994, navigateur reconnu, routeur de nombreux skippers... et météorologue du Vendée Globe]. C’est notamment lui qui a développé le logiciel Squid [une plate-forme qui réunit les principales informations météo dont peuvent avoir besoin les navigateurs ; pour les curieux : www.squid-sailing.com] que l’on a à bord pour récupérer de l’information météo. Il est très “technique”, assez précis, moins empirique que Jean-Yves Bernot, par exemple. Alors j’essaie de me nourrir des différentes approches. »
6.      Le Grand Sud
C’est un « tunnel » humide et sombre, inhospitalier et brutal, qui dure au moins un mois et que seuls illuminent de temps à autre les albatros, majestueux et hiératiques. Le Grand Sud. Vu du (Souffle du) Nord, là-bas, si loin, il fait à la fois peur et rêver. C’est sans doute pour ça que les solitaires en font un objectif majeur.
« Impatient de le découvrir ? Oui et non, mitigeait Thomas avant le départ. Ça me titille, bien sûr. Après il y a quand même une certaine appréhension. Appréhension parce que tout simplement je ne connais pas, et puis qu’on s’en fait aussi toute une idée... Il y a beaucoup d’imaginaire. On a lu des bouquins, et puis on a eu des retours d’expérience.
Au final, j’ai étudié des systèmes, des théories sur l’endroit, les problèmes que je pourrais rencontrer, comment je vais essayer de les négocier, les choses auxquelles il fallait que je fasse attention... Mais bon, pour l’instant, je ne connais pas. Je n’ai que des théories sur l’endroit. C’est pour ça qu’il y a un peu d’appréhension. Je ne sais pas quel est le mieux, l’Indien, le Pacifique... Dans les deux cas, ce sont des mers australes... Dans l’Indien, on peut avoir des dépressions un peu plus jeunes, et du coup aussi un peu plus virulentes ; dans le Pacifique, on devrait trouver une houle un peu plus rangée, plus longue, et des dépressions un peu plus vieilles. Cela dit, il y aura des points de passages un peu plus “chauds”, où il faudra faire attention, comme au sud de l’Australie [le cap Leeuwin, au sud-ouest, n’est qu’une marque de parcours, la frontière entre Indien et Pacifique se situant conventionnellement au droit de la Tasmanie] ou ensuite le cap Horn. Mais on n’y est pas encore... »
L’Indien et ses trains de dépression ? « J’ai un bateau qui peut me permettre d’avancer correctement, mais ensuite, tout dépend du type de dépression que l’on rencontre. Certaines ne sont pas très rapides, et quand elles commencent à s’occlure, à vieillir, on arrive à rester devant et à se déplacer rapidement, il n’y a pas de soucis. Avec une jeune dépression, en revanche... Le train qu’il ne faut surtout pas louper, c’est par rapport à la concurrence. Si mes principaux adversaires ont un système d’avance, ça peut devenir beaucoup plus compliqué [on a pu le constater avec les différentes cassures au sein de la flotte lors de la descente de l’Atlantique Sud]. »
Et les icebergs, il y pense ?
« Ce n’est pas une question que je me pose. Il y a une zone d’exclusion des glaces, c’est interdit, point. C’est très bien comme ça, pas question d’aller jouer avec les icebergs. De toute façon, ils remontent déjà pas mal comme ça vers le nord ! »
Propos recueillis par
Captain Tristan


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