Je ne résiste pas au plaisir de (re)copier, même pas honteusement, la chronique de l'excellent Jean-Yves Chauve [ci-dessus, photo CTG], médecin de la course depuis la première édition, et sans aucun doute un des meilleurs spécialistes au monde de la médecine à distance dans la course au large. Pour l'anecdote, car ça parle à tout le monde, c'est lui qui... la langue de Bertrand de Broc, le coude de Pete Goss, l'accident de Yann Eliès... et tout ce qu'on ne sait pas...
Chronique médicale hebdo du Vendée Globe
"Engoncé dans la combinaison étanche que vous n’avez
pas encore quittée, vous somnolez. Malgré le vent qui siffle autour du mât,
malgré les voiles qui vibrent dans les rafales, votre tête tombe et vos yeux
rougis par le sel, la fatigue et le mal de mer se ferment. L’espace de quelques
secondes, vous avez l’impression de vous enfoncer dans des brumes cotonneuses
qui vous éloignent de cette mer hostile. Mais le bateau accélère, monte sur la
vague, décolle. Cette fois ça va être violent.
Réveil instantané tous les sens en éveil. Yeux grands
ouverts, ventre noué, vous attendez la chute. Instant fugace avec la sensation
d’être suspendu dans le vide et l’attente interminable de l’impact. Dans un
bruit énorme, la coque retombe, tape et rebondit violemment sur une eau aussi
dure que du ciment. Le choc vous écrase sur votre siège. La secousse ébranle
tout le bateau. Vous sentez confusément l’effort des pièces qui, sous la
tension, s’étirent à la limite de leur résistance. Chacune est essentielle à
cet immense puzzle que constitue ce voilier de course. Tenir, il faut qu’elles
tiennent.
Mais déjà le bateau repart à l’assaut de la vague
suivante. L’inquiétude, la peur parfois. S’occuper la tête pour ne pas y
penser. Se dire que dans ces circonstances, on ne peut pas faire mieux. La
vitesse, l’allure, les réglages, tout est correct.
Dès la première nuit, la houle s’est creusée, et le
temps d’adaptation aux mouvements du bateau s’est réduit à sa plus simple
expression. Alors, l’organisme renâcle et s’exprime. La tension du départ n’a
rien arrangé. Apathie, somnolence, mal de tête, manque d’appétit, moral en
baisse, nausées. En résumé : mal de mer. Pas l’idéal pour affronter une
mer difficile.
Mais c’est ainsi, l’homme est un terrien. Bien campés
sur nos deux pieds, le poids du corps tout en haut, nous tenons debout. Mais
cette verticalité qui fait notre supériorité est un constant défi aux lois de
l’équilibre. Posez une bouteille à l’envers sur son goulot et vous aurez une
assez bonne idée de l’exploit que nous réalisons.
L’équilibre, piloté par le cerveau est un mécanisme
complexe avec le système vestibulaire situé dans l’oreille interne et ses 3
canaux semi-circulaires orientés chacun dans un plan de l’espace. Leur
fonctionnement peut se comparer à un niveau de maçon avec son ampoule et sa
bulle. Lorsque nous bougeons, les mouvements entraînent le déplacement des
bulles dans les ampoules. Imaginez des électrodes fixées dans chacune des
ampoules. Par l’intermédiaire d’un nerf, chaque électrode touchée par la bulle
envoie un signal au centre de l’équilibre. En intégrant les informations des deux
fois trois bulles, le cerveau perçoit la position du corps. Il est aidé en
cela par les informations provenant des yeux pour les repères géométriques
(vertical, horizontal). Les ligaments situés au niveau des pieds, des
chevilles, des genoux et du ventre renseignent sur la posture du corps, les
points d’appui et l’état du sol.
Toutes ces informations traitées instantanément
entraînent une réponse réflexe avec contractions ou relâchements des muscles,
pour un maintien correct de l’équilibre. La cohérence des réponses des
différents systèmes est donc essentielle au bon fonctionnement de l’ensemble.
Mais en bateau tout se complique. La belle harmonie
n’existe plus !
En effet, contrairement au sol fixe, le bateau est en
perpétuel mouvement. Bien qu’étant immobile, le corps bouge sans arrêt, car il
accompagne roulis et tangage. Les bulles suivent ces mouvements et transmettent
l’information au centre de l’équilibre. Mais du fait de l’immobilité, les ligaments
ne sont pas sollicités, ils n’ont donc aucune information à transmettre qui
pourraient confirmer celles des bulles.
Face à cette discordance, l’œil arbitre le débat grâce
aux repères géométriques comme l’horizon ou la côte.
Mais à l’intérieur, sans ces repères oculaires, la
situation est vite insurmontable et le flux d’informations en provenance des
bulles submerge le cerveau. Cela se traduit par un inconfort, des maux de tête,
des nausées. Pour évacuer cette surcharge nerveuse, une seule issue :
l’estomac, on connaît la suite… Le soulagement de « l’après » exprime
bien la diminution de la tension nerveuse.
Il faut du temps pour que le centre cérébral de
l’équilibre ignore les informations des bulles. En général au bout de 48 heures
tout s’améliore.
Quand on connaît les exigences d’un 60-pieds de course
au large, on ne peut qu’être admiratifs devant ces marins qui malgré cette
adversité continuent à gérer leur machine. Certains cachent leur mal de mer,
ils ont tort. Car être capable de dépasser, seul, ces difficultés est un
magnifique exemple de courage et de détermination."
Dr Jean-Yves CHAUVE
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